Une Gastronomie Enracinée et Engagée
Cuisiner en résonance avec le tempo de la nature
Mise en bouche à cette lecture, je vous propose de découvrir le premier et le second volet de cet article qui replacent la gastronomie dans son contexte culturel, sociétal et artistique.
L’authenticité à la carte
Si les mets rares et prestigieux sont toujours très appréciés, gastronomie et haute gastronomie s’en détournent progressivement pour s’intéresser à des ingrédients traditionnellement remisés aux garde-mangers familiaux et célébrer les « légumes oubliés » plus populaires que jamais. Terminées l’ivresse des sens et les bacchanales antiques, l’époque est à une certaine sobriété pour une cuisine simple mais jamais simpliste.
Reflets de leurs temps, les cartes évoluent enfin et s’ouvrent à une cuisine plus végétale. Des restaurants gastronomiques aux brasseries de quartier, les menus végétariens, voire végans, sont désormais accessibles : un parti pris longtemps impensable. Une cuisine gouteuse et créative peut pourtant rendre ses lettres de noblesse à un produit « commun » longtemps relégué au rang de garniture.
Alain Passard, chef officiant aux fourneaux triplement étoilés de L’Arpège le revendique : « Je veux faire du légume un grand cru ». Lorsqu’il n’est pas en cuisine, il s’affaire au potager. Reconnu pour son amour de la rôtisserie, le chef parle de son « éveil » en redécouvrant la richesse des légumes. Sans toutefois s’interdire viandes ou poissons, il propose à sa clientèle « une balade légumière ».
À Talloires, les hôtes de l’Auberge du Père Bise dégustent une « cuisine pure, audacieuse et enracinée » à base de champignons sauvages et poissons du lac d’Annecy. Les assiettes sont mises en relief par les herbes et les fleurs cueillies par le chef Jean Sulpice et sa femme parmi un jardin de près de 200 essences. Entre la cueillette et la dégustation deux heures s’écoulent, cette démarche engagée en faveur de la fraicheur approfondit la définition du circuit court.
Portés par leur bon sens et sensibles à l’urgence écologique, les chefs sont nombreux à valoriser le produit dans son intégralité pour une cuisine gourmande et raisonnée. Fanes et épluchures trouvent désormais leur place au centre des assiettes étoilées : une cuisine zéro déchet en progression grâce à une prise de conscience de l’impact de l’agriculture sur nos émissions carbone. Les brigades sont désormais au garde à vous et le compost devient une pratique de plus en plus présente dans les arrière-cuisines.
Un menu au diapason des saisons
Guidée par un tempo naturel, la cuisine responsable valorise une carte renouvelée au fil des saisons, oubliées les tomates en hiver, place au céleri.
Chefs et cheffes, comme leurs producteurs, observent et s’inspirent de la nature pour la sublimer plutôt que la transformer. Ce retour à un terroir et à une gastronomie de la naturalité est au cœur de la communication des restaurants mais aussi des entreprises, à l’image de la maison de champagne Louis Roederer dont le slogan publicitaire est dorénavant « Tutoyer la nature », un parti pris loin des évocations sophistiquées passées.
Cette saisonnalité se retrouve aux Goudes chez le chef Christian Qui. En l’élisant meilleure table 2021, le guide du Fooding rend hommage à la table d’hôtes de ce chef, par ailleurs architecte paysagiste, qui loin des concepts culinaires à la mode valorise une pêche locale et se laisse inspirer chaque matin par le marché pour composer des assiettes inédites au fil de ses trouvailles. Cet esprit ouvert alimente sa créativité tout en sensibilisant ses convives au respect de la nature : une démarche intuitive à adopter sans plus tarder comme nous y invite avec bon sens le duo d’artistes Renards Gourmet : « Contrairement à ce que certains pensent, les saisons sont aussi riches les unes que les autres en matière de produits. Le renouvellement est permanent, il faut seulement renoncer à l’envie de manger la même chose toute l’année, c’est finalement s’offrir bien des plaisirs ».
« Le renouvellement est permanent, il faut seulement renoncer à l’envie de manger la même chose toute l’année ».
De l’étable au jardin, les saisons invitent éleveurs, agricultures, chefs et hôtes à renouer avec l’humilité, à accepter le changement permanent et l’imprévu des récoltes, accentué par le réchauffement climatique. Le moment est venu de se laisser bercer par ce que Mauro Colagreco, chef argentin triplement étoilé du Mirazur nomme « la musique particulière des saisons ». Il est vrai que l’interdépendance de l’Homme et de la terre trouve difficilement exemple plus criant qu’en matière d’alimentation.
Valoriser son terroir pour protéger son territoire
Le luxe d’une table bien garnie pouvait par le passé se rapprocher d’un voyage au long cours aux multiples escales. Raffinée ou plus brute, la cuisine rend à présent hommage à son terroir, source inépuisable d’inspiration pour les chefs de nos régions. Certains vont jusqu’à mêler ferme et restaurant dans une démarche d’autosuffisance écologique.
En valorisant son terroir, la gastronomie participe pleinement à la reconnaissance et à l’essor économique et touristique de son territoire. Chef pour qui la popularité et l’engagement vont de pair, Marc Veyrat préfère se définir comme un cuisiner paysan. Les gastronomes se pressent jusqu’à Manigod, au cœur du massif des Aravis, pour découvrir la cuisine « minérale, pastorale et biologique » du chef « libéré » de ses étoiles, rendues au guide rouge suite à la perte de sa troisième étoile.
D’autres chefs revendiquent une cuisine dite primitive, mais l’idée reste la même : rendre hommage à un terroir, honorer le fruit de la terre et du travail de petits producteurs pour trouver le plaisir et éveiller les consciences à travers l’assiette. Cette valorisation d’un patrimoine gustatif local s’accompagne nécessairement d’une consommation locavore qui privilégie à son tour le circuit court et les produits de proximité.
Changer d’échelle pour revenir à ce qui nous touche de près, une philosophie que le premier confinement avait exacerbée en mettant à la Une les petits producteurs. Qu’en reste-t-il aujourd’hui plus d’un an plus tard ?
Mis en danger par la crise sanitaire, les couvre-feux et confinements, les chefs ont su s’adapter et réagir. Si les palaces ont eu quelques difficultés à rebondir, les tables de proximité ont su faire de la résistance en proposant des menus livrés ou à emporter.
Alain Passard et son équipe ont composé des « paniers d’Alain » à retirer à Paris : l’occasion de sublimer chez soi, les légumes et herbes des potagers du chef. Cette initiative, qui rappelle les paniers des AMAP, se décline aussi dans sa version maritime grâce à Poiscaille, l’entreprise française propose des « casiers de la mer » composés d’espèces oubliées grâce à une pêche locale, fraiche et éthique. Le service de vente en ligne de poissons et fruits de mer met à l’honneur 120 petits pêcheurs français auprès de plus de 8 500 abonnés dans l’hexagone. L’initiative préserve emplois et fonds marins en offrant une alternative concrète à la pêche intensive, à l’aquaculture et aux importations. Rappelons qu’en méditerranée, 62% des espèces sont surexploitées (2018, FAO) alors qu’en France l’élevage et l’importation répondent à une demande croissante autour de 34 kg de produits de la mer par an et habitant (Agrimer, 2016).
Par essence éphémère, un repas peut s’inscrire dans une démarche durable sans compromettre la gourmandise. La transition écologique pousse désormais les portes des cuisines de plus en plus transparentes. Plus humaine, la gastronomie évolue grâce à des initiatives audacieuses à découvrir dans le dernier chapitre de cette dégustation éditoriale.