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Une gastronomie enracinée et engagée

Dégustation rituelle & identités culinaires

 

La gastronomie, le luxe de l’air du temps

Le luxe est habituellement synonyme de rareté. Si les chefs contemporains font dorénavant bouger les lignes, la gastronomie s’est longtemps et exclusivement intéressée aux seuls produits d’exception, délaissant des denrées jugées trop simples et communes.

Au XVe, Rabelais dans son Pantagruel salivait à l’idée du caviar, hors-d’œuvre d’exception provenant des œufs d’esturgeons. Originaire de Russie, le caviar (du tartare khavia) fut importé en France dans les années 20 par les frères Petrossian fuyant la révolution russe pour fonder leur maison éponyme. Longtemps seul pays producteur de caviar, la Russie céda ensuite à l’Iran ses infrastructures sur les abords de la mer Caspienne. Braconnage, fabrication de piètre qualité et réputation bling ont depuis profondément entaché la renommée de l’or noir. Rappelons que depuis 2008, le caviar sauvage est interdit au profit de fermes d’élevage et que, malgré une production française longuement en tête, le caviar aujourd’hui disponible sur le marché est majoritairement chinois.

Autre mets recherché, la truffe est de nos jours à l’ardoise de nombre d’établissements bistronomiques après avoir été longtemps réservée aux tables d’exception. Reçu à L’Élysée par Valéry Giscard d’Estaing en 1975, Paul Bocuse glissera au moment de servir sa soupe aux truffes recouverte de pâte feuilletée (la future Soupe aux truffes noires VGE ou Soupe Élysée) : « Monsieur le Président, on va casser la croûte ». Une apparente décontraction, mais que l’on ne s’y trompe pas : l’époque est alors à une gastronomie noble où truffe, foie gras et homards tiennent encore les premiers rôles.

Faire l’expérience de rituels de dégustation

L’expérience de la gastronomie dépasse le seul plaisir des papilles et ne tient pas que du prestige de ses ingrédients. Du repas couché de l’empire néo-assyrien, des festins antiques jusqu’au brunch contemporain, il existe une véritable mise en scène de la table, des cérémonials que les égyptiens de l’antiquité maitrisaient à la perfection, eux dont le banquet était par essence multisensoriel. Aux abords du Nil les jarres à vin sont richement ornées et les convives, bercés par les chants des musiciens et la mélodie des harpes cintrées, se parent de leurs plus précieux bijoux (dont la portée spirituelle nous est contée dans cette interview par Maryline Sellier, docteure en égyptologie). Les parfums des plats et des boissons : pains, bières, vins, volailles et viande d’onyx ou figues de sycomore se mêlent aux effluves des cônes d’onguents portés par les invités sur le sommet du crâne. Tous gardent à portée de main une fleur de lotus pour en savourer le parfum entre les plats. Si le goût, la vue, l’ouïe et l’odorat sont comblés un autre sens, moins sollicité aujourd’hui, s’invite à ces festivités : le toucher. Les Égyptiens de l’antiquité n’hésitaient pas à s’enduire d’onguent et à caresser leurs proches au cours de ces banquets des plus officiels.

Scène de banquet à Thebes, victuailles, cônes d’onguent et fleurs de lotus accompagnent la dégustation

Plus épurés, nos habitudes de table modernes n’en sont pas moins richement accessoirisées. L’assiette est apparue à la Renaissance tandis que la nappe blanche nous parvient du Moyen-Âge. Mais les Arts de la table font office de bien plus que d’éléments de décoration en dévoilant nos us et coutumes plus que nous ne pouvons l’imaginer. Baguettes de jade, porcelaine brisée reconstituée à la laque d’or grâce à la tradition japonaise du kintsugi ou vaisselle en terre vernissée portugaise passant du four à la table : ces objets s’accompagnent d’un cérémonial qui révèle une certaine poésie du quotidien. Ces humbles objets usuels, dont la grâce esthétique ou artisanale peut aussi émouvoir, portent la trace d’une culture, de son artisanat ou de son industrie. L’engouement actuel pour la vaisselle en céramique et les cours de modelage démontrent notre désir de nous entourer d’objet d’artisanat aux formes organiques nées du geste patient de l’Homme.

Bol Kintsugi où la céramique brisée est unie par l’or et la laque Urushi © Myriam Greff, artiste kintsugi et restauratrice d’art

L’assiette choisie, son dressage donne lieu à de réelles compétitions. Qu’importe le prestige de la table, la mise en scène de l’assiette est le théâtre d’une créativité sans limites, terrain d’expression d’un storytelling personnel pour devenir de vrais tableaux comestibles. Pour le duo d’artistes Renards Gourmets, spécialiste de la photographie et du stylisme culinaire « l’important c’est que le plat soit lisible et que l’attention se focalise sur la pièce principale« .

Les images bien léchées des Renards Gourmets

Certains vont encore plus loin, à l’image de Jenny Dorsey. La cheffe sino-américaine et militante utilise ses assiettes pour dénoncer les injustices et sensibiliser à la frontière tenue entre cuisine fusion et expropriation du patrimoine culinaire des minorités : un activisme culinaire.

Le traditionnel Mooncake du Nouvel An lunaire chinois nécessite-t-il un dressage à la façon des entremets français pour séduire le palais occidental ? © Jenny Dorsey

Si certains préfèrent la cuisine moléculaire et ses préceptes scientifiques, d’autres font le choix de la spontanéité sans laisser au hasard le succès de leurs assiettes. La gastronomie expérientielle propose quant à elle une cuisine non dénuée de concept, une exploration gustativevisuelle et aromatique, voire tactile et auditive ! Reconnaissons à l’idée, bien que fortement infusée au storytelling, le mérite de célébrer la créativité et l’innovation. À Shanghai, le chef français Paul Pairet « kidnappe » ses invités pour leur faire vivre à l’Ultraviolet, son restaurant 3 étoiles clandestin, une soirée immersive autour d’une cuisine avant-gardiste remise dans son contexte par la technologie(diffuseurs d’odeurs, écrans). Le Chef et sa brigade de 30 personnes délivrent à leurs 10 convives une expérience cognitive associant goûts, sons, parfums et images pour éveiller le subconscient à la psychologie du goût, « le psycho taste ».

Du fast food au slow food, l’œuf ou la poule ?

Face à ces révolutions alimentaires, se pose la question de la préservation de nos traditions gastronomiques et de l’évolution de nos régimes alimentaires.

Indéniablement, la cuisine joue un rôle dans l’influence d’un pays. La junk food servie par les fast foods et les grandes enseignes d’outre-Atlantique est dorénavant l’ennemi de santé publique numéro un. Rappelons toutefois que les vestiges richement ornés d’un fast food antique (thermopolium) ont été mis à jour à Pompéi, du poulet de la Campanie à celui du Kentucky il n’y aurait qu’un pas : une preuve que les États-Unis ne sont pas à l’origine de ces stands de rue tant décriés ?

Thermopolium de Pompéi © Site archéologique de Pompéi

Après avoir fait les beaux jours de nombreux restaurants, la cuisine fusion est aujourd’hui peu à peu délaissée. Loin des chefs l’envie de se cantonner à leur identité culinaire native, ces derniers partagent plutôt l’envie de visiter des cuisines, ingrédients ou modes de cuisson multiples sans pour autant les dénaturer, ni les dénuer de leurs attributs. Cette philosophie est incarnée par Mory Sacko, tout juste étoilé pour son restaurant Mosuke, et qui fait dialoguer le Japon, la France et le Mali sans pour autant souhaiter donner naissance à une cuisine hybride.

L’Art n’a de cesse de se nourrir de notre attrait pour ce que nous mangeons, au point même d’ouvrir les portes de nos musées à l’exploration culinaire.

Une gastronomie enracinée et engagée – 1

À Marseille, le MUCEM propose actuellement son exposition Le grand Mezze pour explorer la diversité de la cuisine méditerranéenne et répondre à ces questions cruciales : comment définir et préserver une authenticité culinaire géographique et culturelle, tout en la partageant Comment protéger un régime alimentaire sans l’empêcher d’évoluer ? Réponses données par des artistes et au travers d’un parcours à la rencontre de 550 objets et documents patrimoniaux à découvrir à un rythme slow jusqu’en 2023.

Parfois polémique, mais toujours hautement sensoriellela cuisine est profondément tournée vers le plaisir et le ravissement des cinq sens. Notre hédonisme peut toutefois être raisonné et, en véritable épicurisme, réconcilier sensations et conscience comme nous le prouvent avec justesse chefs et producteurs engagés à découvrir dans le troisième volet de cet article.

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