Une Gastronomie Enracinée et Engagée
L’humain comme ingrédient principal
Sous la cloche, une assiette transparente ?
Longtemps dans l’ombre la cuisine prend aujourd’hui la pleine lumière. Au XIXe, Grimod de la Reynière évoquait un « Art alimentaire » tout en admettant l’opacité et le manque de reconnaissance de ce milieu affirmant : « il n’en est pas de cet art comme de tous les autres, ceux qui s’y distinguent le plus sont à peine connus ». Une mentalité qui a longtemps perduré en considérant CAP cuisine et écoles hôtelières comme des voies de second rang. Depuis, la publication de livres de recettes de chefs et le succès populaire des émissions culinaires telles que Top Chef ou Masterchef ont contribué à faire sortir les cuisiniers de leur anonymat et valoriser les métiers de bouche et les reconversions professionnelles explosent.
Cette reconnaissance de l’adresse culinaire, dans tous les sens que revêt ce terme, donne naissance chaque année à une vaste littérature et c’est encore à Grimod de la Reynière que l’on doit l’ancêtre de nos guides gastronomiques : l’almanach des gourmands. Durant 9 années, le périodique proposera des « ballades nutritives à travers les quartiers de Paris ». L’ouvrage illustre l’émergence et la popularité des restaurants (le premier ouvrant à Paris en 1765) et inaugure le journalisme gastronomique.
Parfois contesté, le succès des célèbres guides rouges ou verts demeure. Si l’initiative semble tardive, le Guide Michelin a inauguré en 2020 un nouveau pictogramme qui récompense la gastronomie durable : l’étoile verte. De l’approvisionnement à la gestion des déchets, l’ensemble du circuit de production est pris en compte. Cette cuisine engagée et consciente fait la part belle à l’innovation sans renier la tradition. 82 tables ont intégré cette première sélection durable, dont Le Clos des Sens dirigé par Laurent Petit à Annecy ou la table 3 étoiles de Mauro Colagreco perchée à flanc de colline sur les hauteurs de Menton. Le Mirazur est par ailleurs le 1er restaurant au monde certifié zéro plastique.
Sur le sujet du plastique, le rapport de la Fondation Ellen MacArthur est édifiant. Chaque année 8 millions de tonnes de déchets plastiques arrivent jusqu’aux écosystèmes marins (l’équivalent d’un camion poubelle déchargé en mer à chaque minute). Nos océans contiennent aujourd’hui plus de 150 millions de tonnes de plastiques. À ce rythme, en 2050 le poids des déchets plastiques surpassera celui des poissons. Ingérés par les organismes marins, par le plancton et par les poissons (et donc par l’Homme), les micro plastiques (contenus majoritairement dans les fibres synthétiques de nos vêtements) et les substances chimiques comme le mercure participent à notre propre empoisonnement.
Peu vont toutefois aussi loin dans leur démarche que Christophe Aribert. Établi à Uriage, le chef doublement étoilé et récompensé par l’étoile verte Michelin a fait de sa Maison Aribert un exemple unique de gastronomie durable et engagée. L’expérience de dégustation favorise le retour à soi comme la reconnexion à la nature et se prolonge de la chambre d’hôtes aux soins thérapeutiques holistiques proposés dans ce cadre enchanteur.
Sortir les brigades et les producteurs de l’ombre est un sujet de société, la transparence en est un autre. En France comme à l’étranger, chaque région brandit ses spécialités, étendards de son identité culturelle. AOC, AOP et labelspermettent de protéger ces mets qui font partie intégrante de notre patrimoine local. Plus que jamais, au vu des nombreux scandales sanitaires, se pose aujourd’hui le défi de la sécurité alimentaire exacerbée par la crise du COVID 19 : il est grand temps de garantir la traçabilité de notre alimentation comme de témoigner de son empreinte environnementale.
Si le régime végétarien séduit de plus en plus d’adeptes pour des raisons diététiques ou écologiques, les viandards font de la résistance. Objet du désir, la viande se vend dans des boucheries qui n’ont rien à envier aux plus belles maisons du luxe et les fins gourmets parlent du marbre d’un bœuf de Kobe (vendu entre 200 et 500 euros le kilo), d’un bœuf Wagyu ou d’une blonde de Galice avec le même ravissement que des gemmologues devant une pierre précieuse. Ces viandes aux origines et à la qualité soigneusement contrôlées font l’objet d’un suivi méticuleux de l’élevage à l’abattage des animaux.
À Paris, la Boucherie Grégoire propose jambon Prince de Paris (dernier jambon parisien) et entrecôtes à la façon de bijoux dans ses vitrines et sur son site e-commerce. Un assortiment carné aussitôt exposé aussitôt vendu ! L’enseigne se définit comme « un commerce éthique, gastronomique, culturel et sociétal » : un projet qui dépasse la simple recherche de la bonne chère grâce au choix d’éleveurs de proximités triés sur le volet pour leurs produits et leurs pratiques.
Démarche transparente historique ou concept marketing bien ficelé, La Tour d’Argent, restaurant emblématique né sous Henri III (où Christophe Aribert a officié), sert depuis 1890 son plat signature imaginé par Frédéric Delair : le canard au sang servi numéroté et découpé sans toucher le plat. Franklin Roosevelt se délecta en 1929 du volatile N° 112 151 et Élisabeth II y dégusta en 1948 le canard N° 185 397. On dit même que la fourchette y fit son apparition en France afin qu’Henri IV ne tache pas sa fraise immaculée. Comptez tout de même 145 euros par convive pour obtenir le numéro gagnant…
Une cuisine humaniste porteuse de valeurs
Des tables les plus élaborées au repas le plus simple, n’associe-t-on pas la cuisine à la générosité et au partage ? Véritables lieux de vie, les restaurants, pourtant considérés comme non essentiels par les mesures gouvernementales lors de la crise sanitaire du COVID 19, ont su prouver qu’il ne se résumaient pas à leur carte.
Célébration des sens et de l’émotion (il suffira d’une madeleine au narrateur de Proust pour replonger dans son enfance) la cuisine est aussi une histoire de rencontres et d’équipes. Brigades et producteurs sont à la source de milliers d’assiettes servies quotidiennement avec passion. La reconnaissance des petits producteurs s’affiche aujourd’hui à la carte des restaurants qui n’hésitent plus à citer fièrement leurs partenaires : une démarche transparente et authentiquequi célèbre une cuisine de partage de la fourche à la fourchette.
Commerçants et restaurateurs savent le rôle crucial que jouent nos paysans et nos éleveurs. Ce sont d’abord eux qui s’engagent pour des modes de production plus durables respectueux de la terre, de l’air ou de nos ressources en eau. Certains entretiennent leurs parcelles en permaculture ou en agroforesterie en associant élevage, plantation d’arbres et cultures agricoles. Notre alimentation, consciemment sélectionnée, peut alors faire vivre les sols, la biodiversité, les producteurs et leurs partenaires comme nos familles.
N’oublions pas que « restaurer » signifie « remettre en état », il serait en effet bienvenu que, du champ à l’assiette, notre rapport si charnel à la cuisine et à la gourmandise restaure le plaisir sans perdre de sa splendeur ni nous couper de nos racines.