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Les Images Bien Léchées des Renards Gourmets

La gastronomie éveille nos sens en suscitant bien plus que le goût. Pour nous, Renards Gourmets, un talentueux duo créatif gourmand à la langue bien pendue explore la portée visuelle mais aussi culturelle, historique et philosophique de nos assiettes. Au menu ? Impressions baroques, saveurs d’antan, gourmandises cinématographiques mais avant tout, une exaltation à savourer la vie et à croquer à pleine dents ses grandes et petites joies sans céder aux conventions.

Qui se cache derrière les Renards Gourmets ?

Nous sommes un couple, amoureux et artistique, uni par la passion du bon, du beau et du juste. Esther est la photographe, Morgan le cuisinier. À nous deux, nous écrivons comme nous réalisons à quatre mains le décor et le stylisme culinaire de nos créations avant de les photographier. Nous sommes tous les deux autodidactes, issus de familles populaires d’artistes et créatifs.

Les écrits culinaires sont-ils selon vous un vaste monde trop souvent réduit aux fiches recettes ?

Bien sûr… Si certains en font une simple collection de fiches de recettes, c’est regrettable. Cela revient à passer à côté d’ouvrages ou d’articles passionnants s’intéressant de plus près à ce qui constitue à la fois une nécessité vitale absolue, un grand plaisir d’épicurien et l’un des marqueurs sociologique, historique et culturel le plus riche que nous ayons à disposition.

« La cuisine est une nécessité vitale absolue, un grand plaisir d’épicurien et l’un des marqueurs sociologique, historique et culturel le plus riche que nous ayons à disposition. »

Grenade © Renards Gourmets

Avez-vous un exemple de cette incarnation culinaire de l’héritage d’une culture ?

Quand on s’intéresse à la cuisine espagnole, on ne peut qu’être frappé du lien qu’elle fait perdurer entre grandes conquêtes américaines, invasions arabes, communautés juives et populations locales. La plupart de ses ingrédients proviennent d’invasions : maïs, tomates, haricots, courges, chocolat, piments donc poivrons… À travers l’identité culinaire espagnole on retrace l’histoire de ce peuple, dans ses terres comme à l’extérieur. À Rome il existe une grande tradition de préparation et dégustation des abats pour une raison très simple : le Vatican s’appropriant tous les nobles morceaux, les classes populaires n’avaient plus que les « bas morceaux ». Nous sommes tout à la fois ce que nous mangeons et ce que nous ne mangeons pas !

Photographes, vous sentez-vous également stylistes culinaires ?

Oui. Quand nous avons commencé, nous avons tout de suite eu le désir de ne pas « simplement » photographier notre assiette, mais de créer et matérialiser une vision commune autour de l’art et de la nourriture. C’est en somme cela l’art de vivre. Petit à petit, la présentation du plat, le choix de la vaisselle, du décor, tout est devenu sujet à réflexion. Nous travaillons de manière saisonnière, notre désir naît la conception chromatique et naturelle de la photographie et du plat. Sans stylisme culinaire cela devient presque du packshot, un style de photographie très technique pour lequel nous avons beaucoup de respect, mais qui pour nous ne relève pas du domaine de l’émotion et de l’expression artistique. Quoi que… rien n’est figé, tout est matière d’opinions non définitives, c’est donc parfois du packshot artistique ! L’art peut friser avec le concept marketing marchand et la publicité ou la mode assouvir de grandes visées émotionnelles et esthétiques.

Ricciarelli di Sienna © Renards Gourmets

Quelles sont les sources d’inspiration où s’abreuvent les renards Gourmets ?

Nous revenons à la nature morte italienne, française ou flamande, c’est une influence évidente de notre travail photographique pour différentes raisons. D’un point de vue formel les jeux de lumière et de composition nous fascinent comme l’intervention de nombreux objets plus ou moins logiques dans une scène sensée s’apparenter aux ingrédients, à la préparation ou la prédégustation d’un repas. Nous sommes aussi séduits par les vanités. Nous sommes interpellés par les visions antagonistes de mort et de vie, de finitude et d’éternité, de plaisir charnel et gastronomique, de péché et de piété, de gourmandise et de dégoût, de délicatesse et de barbarie qui s’entrecroisent visuellement et symboliquement avec nuances. Pour nous, la vie est surtout faite de nuances. Et puis il y a bien sûr le témoignage des mœurs du temps qui est fascinant et précieux. Nous sommes aussi inspirés par le cinéma, des réalisateurs comme Peter Greenaway, James Ivory, Fellini, Patrice Chéreau avec La Reine Margot ont marqué notre univers visuel de manière indélébile. D’une certaine manière leur travail visuel à l’aspect « baroque » nous donne le désir de nous sentir libres d’aller dans des couleurs très profondes, intenses, mais pas tellement du goût d’aujourd’hui, des couleurs qui pour nous sont justement celles de la peinture. Mais aussi dans un travail sur la lumière et l’ombre qui ne sont jamais que les deux faces d’une même pièce. Nous n’aimons pas, dans la vie comme dans l’art, la demi-mesure. La musique et la narration sont d’autres influences profondes, si nous élaborons un plat vénitien nous écouterons à fond, peut-être au grand dam de nos voisins, nos compositeurs vénitiens favoris. Et puis, nous imaginons une histoire d’une certaine façon, nous nous transportons tour à tour dans l’Italie de la Renaissance, la Provence bourgeoise du XIXe siècle, à la cour du roi Louis XIV que le déclencheur de l’émotion ou de l’idée soit un lieu, un espace-temps ou une œuvre.

Le cinéma justement vous a inspiré des images pour un projet inédit assez particulier…

Récemment nous avons revu un de nos films favoris, Le Souper d’Édouard Molinaro avec Claude Rich et Claude Brasseur. Dans le même temps, nous avons été contactés par une jeune femme délicieuse, Clarisse d’Action Cuisson. L’idée est de « créer » un plat autour d’un film culte. Nous nous sommes donc imaginés au temps de Talleyrand et de Fouché pour proposer un petit gâteau de tartouffes à la française. Pour autant, nous ne sommes pas historiens, peu importe s’il y a des anachronismes visuels dans la vaisselle ou les tissus choisis. L’exactitude ne prime pas sur le sentiment. Nous voulons créer une sensation « de » et non rigoureusement illustrer une temporalité.

Comment menez-vous votre investigation culturelle et historique pour faire revivre une recette ?

Nous épluchons les livres en vieil italien et en vieux français, c’est du masochisme, car les s ressemblent aux f et réciproquement, après une heure de lecture nous zozotons, mais c’est pour la bonne cause ! Après des centaines de pages un peu frugales, nous tombons sur quelque chose qui nous titille ! Nous avons quelques marottes comme l’utilisation de la viande sauvage du gibier, l’usage des épices ou les associations curieuses. On pense ensuite à la faisabilité, la problématique des produits, mais aussi de la présentation. Certaines recettes sont intéressantes, mais dans les faits ne ressemblent à rien, sauf si nous les dénaturons et nous risquons alors d’en perdre le sens. Nous ne faisons pas un travail d’historien, si la recette indique de piler 60 langoustes pour faire une sauce, nous passons notre chemin ou l’adaptons. La citation n’implique pas la religion, nous prenons nos aises avec le dogme. L’idée n’est pas de revisiter, visiter c’est déjà suffisant, avec notre goût et notre regard d’aujourd’hui. Avant tout, nous aimons comprendre le sens initial des choses. Comment nos ancêtres ont-ils pu arriver à cheminer une recette jusqu’à la version que nous en connaissons ? C’est amusant de remonter le fil pour retrouver l’idée première. L’évolution d’une recette est parfois limpide, parfois non.

C’est le problème principal de la cuisine domestique française : notre gastronomie est basée sur le travail des sauces et des réductions. Or aujourd’hui, plus personne ne fait de sauce, on utilise des artifices comme la crème fraîche, l’abondance de farine ou de maïzena pour obtenir des résultats. Le goût, la densité des sauces sont totalement dénaturés et les plats perdent tout leur sens et surtout leur essence…

« L’idée n’est pas de revisiter, visiter c’est déjà suffisant, avec notre goût et notre regard d’aujourd’hui ».

Vous célébrez une cuisine historique épicurienne, pourrait-elle être servie aujourd’hui ?

Quand on se plonge dans la cuisine d’antan on réalise vite ses différences, mais aussi qu’elle est davantage affaire de mode et de problématiques économiques que de goûts. Le goût individuel est largement influencé par les puissants. On peut très facilement réaliser ces anciennes recettes à la lettre, elles ne sont pas plus curieuses qu’associer viande pilée enrichie de soja, lactose émulsifié, sucre et glutamates. Peut-être nos ancêtres trouvaient-ils ces goûts inappropriés. Certaines périodes sont plus proches de la nôtre qu’il n’y paraît, l’accent est très souvent mis sur la qualité du produit tout comme aujourd’hui. Les manuels du XVIIe siècle sont assez précis sur le sujet, un oignon des Flandres n’est pas un oignon de Provence, chacun possède son propre goût. Il y a des bizarreries culinaires, mais n’est-ce pas le lot de chaque époque et culture ? Cuisiner ces plats anciens c’est comme écouter la musique de Vivaldi, peut-être n’aurait-il aucune chance avec ses bas de soie et sa mandoline sur l’estrade de The Voice, mais sa musique ne fait-elle pas toujours écho dans nos cœurs ? On peut être séduit par les raffinements anciens, la recette des tortelli di zucca alla mantovana (ravioli à la courge avec une farce contenant des biscuits et des fruits confits) est encore cuisinée en Lombardie et même chez un chef étoilé parisien, pourtant elle date de l’époque de la famille d’Este. L’équilibre y est parfait, c’est l’une de nos recettes favorites que vous pourriez aussi aimer.

« Cuisiner ces plats anciens c’est comme écouter la musique de Vivaldi, peut-être n’aurait-il aucune chance avec ses bas de soie et sa mandoline sur l’estrade de The Voice, mais sa musique ne fait-elle pas toujours écho dans nos cœurs ? »

Tortelli di zucca alla mantovana © Renards Gourmets

Vous cuisinez et composez des assiettes grandioses pour le plaisir des yeux grâce à vos photographies, mais avez-vous d’autres convives à régaler (films, campagnes publicitaires, restaurants) ?

Pas encore, mais ce serait des choses qui nous passionneraient. Concevoir et créer par exemple des plats destinés à des séquences filmées nous exalterait, avec plus d’exactitude grâce au concours de décorateurs et au désir dans ce genre de circonstance, de se faire le véritable reflet du temps représenté. Le jeu n’est plus le même, les moyens non plus. Pour de la publicité nous avons déjà été contactés par une entreprise, mais cela ne nous correspondait pas.

Faire saliver par les mots et comme vous le dites « nourrir les yeux et les cœurs » c’est déjà tout un art et la raison d’être du menu. Lorsque je vivais en Asie j’ai été surprise d’y constater le rôle primordial de l’image dans le menu de restaurant ce n’est pas répandu en occident, n’est-ce pas dommage ?

L’image en Asie est t à la fois présente dans le menu en effet, mais aussi dans les mots choisis pour parler de la nourriture. Nous sommes ébahis par les noms donnés aux aliments, aux saveurs, aux plats. Encore une fois nous sommes des personnes « baroques », dans le plus donc plutôt que dans le moins. Nous sommes bien plus fascinés par la gastronomie chinoise que par la cuisine japonaise (d’ailleurs cette obsession universelle, cette mode d’aimer les mêmes choses c’est ennuyeux, bien que le Japon soit un pays magnifique à la culture riche). Nous sommes donc dans un premier temps très séduits par la poésie à l’œuvre dans le vocabulaire culinaire chinois mais aussi en effet par ce goût pour le visuel. Il y a beaucoup en commun entre la gastronomie chinoise et la gastronomie française. Justement parce qu’il s’agit de gastronomie et pas seulement de cuisine. Nous sommes sans doute les plus grands fous de cuisine qui puissent exister.

Comment expliquer l’attrait historique de la nature morte pour le comestible ?

Peut-être la lassitude des sujets académiques, portraits et sujets religieux ? La possibilité d’utiliser les symboles et les associations de formes et d’idées de façon plus libre. Cela témoigne de l’ouverture historique de l’Art à des sujets plus « profanes ». Je crois que la nourriture a toujours été une obsession pour l’homme, d’abord vitale puis de l’ordre du plaisir. En France notamment, nous avons la réputation de manger notre repas en parlant déjà du suivant. Mais encore une fois c’est une obsession partagée par bien des peuples. Ce que nous mangeons est le reflet de nos terroirs, de nos traditions, de moments d’émotions. L’alimentation est un marqueur de notre essence, elle incarne aussi notre désir de vie, ou nos désirs morbides. Elle est toujours au cœur de l’actualité au fil des siècles. C’est d’ailleurs un sujet phare de la « crise » sanitaire, il est curieux dans notre pays où beaucoup ne manquent pourtant de rien, de constater la panique qui s’est emparée de certains à l’annonce du confinement comme d’observer la passion de certains pour la nourriture survivaliste dans un cadre de vie privilégié. Pour nous c’est un non-sens. Non pas qu’il ne soit pas justifié d’interroger nos façons de nous alimenter, mais la posture sociale, l’adhésion à une pensée parce qu’elle est prédigérée pour nous, ça non. C’est d’ailleurs valable pour tous les sujets et il y a en réalité trop peu d’esprits libres.

« Ce que nous mangeons est le reflet de nos terroirs, de nos traditions, de moments d’émotions. L’alimentation est un marqueur de notre essence. »

À vos yeux, quand et comment se rencontrent art et gastronomie ?

L’art et la gastronomie ne forment qu’une chose : l’art de vivre, et plus justement la joie de vivre. L’art et toutes les douces sensations de la vie ne sont que la célébration de la beauté qu’il nous est avant tout donné d’admirer quotidiennement en observant la nature. C’est bien notre plus grande source d’inspiration, un émerveillement perpétuel.

« L’art et la gastronomie ne forment qu’une chose : l’art de vivre, et plus justement la joie de vivre ».

Gâteau de Monet © Renards Gourmets

Gâteau vert-vert du couple Monet, Bouchées à la reine nommée d’après Marie Leczinska, Couronne des rois héritée des galettes des Saturnales : ces recettes sont autant de petites histoires qui ont fait l’Histoire, ont rapproché hommes et femmes et parfois des peuples. C’est aussi cela l’essence d’un plat ?

Grandes ou modestes, toutes les recettes ont une histoire, qu’elle soit celle d’un roi ou celle d’un paysan. Pour nous, l’identité des peuples et la cuisine qui en découle sont liées au terroir. Quand vous avez les pieds dans l’eau, n’est-il pas logique de développer une cuisine du poisson ? Lorsque vous recevez à dîner les puissants de ce monde et que vous souhaitez justifier les milliers de florins dépensés dans une expédition vers le Nouveau-Monde, n’est-il pas indispensable de leur faire goûter à la courge ? Nous pensons même que le terroir est lié à la santé des gens, pour un Méridional le besoin en iode est plus important que pour un Auvergnat. Cela s’inscrit dans les gênes et le désir des gens, nier ce lien à la terre c’est nier ses racines et oublier qui on est.

« Nier ce lien à la terre c’est nier ses racines et oublier qui on est ».

Votre philosophie aux fourneaux tend elle plutôt vers la frugalité ou l’abondance ?

ABONDANCE FRUGALE ! La question de la quantité est très relative, pour nous elle dépend des plats, une assiette de tripes doit se manger avec du pain, du vin, la marmite doit toujours être pleine, même chose avec les pâtes ou la polenta. Les restaurants qui servent trois tortellinis devraient passer devant le tribunal de l’Inquisition des nonnes d’Emilia Romagna. Il y a des plats qu’il faut savoir manger en quantité, d’autres au contraire peuvent souffrir d’un peu d’économie des lipides. Dernièrement on nous a offert une alouette, elle est arrivée seule par courrier toute en plume et couchée sur un lit de foin. N’importe quel chasseur d’alouette pleurerait de rire, car nous avons partagé cette alouette grosse comme un pouce. Mais la rareté de l’oiseau, le plaisir du présent qui nous été offert, nous avons dégusté l’oiseau en grande cérémonie et c’était un moment merveilleux. La sensation de satiété est très différente dans ces cas-là. Parfois c’est un franc gueuleton en bonne compagnie où la quantité est manifeste de générosité et de bons moments.

Vos racines sont respectivement franco-italiennes et méditerranéennes, c’est aussi le territoire culinaire des Renards Gourmets. Quelques recettes (Hummous, Muhammara Levantin…) vous font pointer le bout du museau du côté de l’Orient. Iriez-vous jusqu’à vous aventurer en territoire inconnu ?

Grand débat entre Morgan et moi. La ligne éditoriale culinaire pour notre site est de son fait. C’est lui le chef. Je peux commander tout ce que je veux d’international quand je le veux, mais la France et l’Italie trouvent souvent seules grâce à ses yeux pour notre site, même s’il est par ailleurs grand amateur de cuisine chinoise ou orientale.

Je suis né à Marseille d’une mère corse et d’un père d’origine juive séfarade. Certaines sources supposent que le mot séfarade viendrait de safari, ce qui implique le voyage. De toute façon, il s’agit d’un peuple de voyageurs (souvent contraints). Les Juifs ont longtemps été le trait d’union culturel, mais aussi alimentaire entre les deux rives de la méditerranée. On sait aujourd’hui que dès le haut moyen-âge, des juifs du Levant approvisionnaient leurs coreligionnaires ashkénazes d’Estonie et de Pologne en dattes et en jujubes pour combler certains besoins rituels. Quand on retrace l’arbre généalogique d’un séfarade, les villes de Tolède, Meknès, Smyrne ou Damas apparaissent très vite, ces comptoirs sont la porte ouverte vers des mondes encore plus grands. Ce qui nous rassemble tous les deux ce sont ces racines méditerranéennes, orientales et occidentales, aller plus loin fait partie du champ des possibles et aussi de nos repas quotidiens. Nous ne fermons pas les portes, mais il y a déjà tant à faire dans nos contrées.

Muhammara © Renards Gourmets

Existe-t-il un bon goût lorsqu’il est question dressage, des normes à respecter ou une totale liberté pour un Chef comme un Photographe culinaire ?

Le dressage est affaire de bon sens. Une célèbre émission culinaire nous montre toutes les semaines comment occuper 10% d’une assiette. Faire la promotion des artisans de la porcelaine est une saine occupation, mais elle ne nous concerne pas, nous aimons nous consacrer plutôt sur ce qui se trouve à l’intérieur. Peut-être est-ce parce que nous sommes Français, mais pour nous, une assiette complète se compose d’une pièce bien cuite, viande ou poisson, d’une garniture et d’une sauce. Il n’y a pas soixante façons de présenter les choses, en petit carrousel ou en ligne, la notion de mode ne nous importe pas beaucoup, l’important c’est que le plat soit lisible et que l’attention se focalise sur la pièce principale. Les tuiles, les fleurs comestibles, les graines, les écumes et les choucroutes volantes ne font pas partie de notre répertoire. À la fin du XVIe siècle, un Anglais écrivait « beaucoup de bruit pour rien ». Pour nous la bonne lecture d’un plat passe par la transmission limpide des informations. Dénaturer un produit n’est pas nécessairement un mal, mais il doit être identifiable. Choisir ou non de filtrer ou de dégraisser une sauce reste très personnel, mais la sauce est le lien dans l’assiette, elle doit nous inviter à la dégustation et pour ça, certaines règles doivent être respectées, sa couleur, sa brillance doivent nous séduire. Nous n’aimons pas que l’on nous impose des dogmes, simplement suivre son instinct et son goût véritable, auquel on ajoutera un peu de persévérance, nous paraît être le mieux à faire.

Certains photographes et stylistes culinaires n’hésitent pas à jouer aux apprentis chimistes pour des images plus percutantes visuellement. Le goupil est rusé, mais pas de trucages dans votre tanière d’artistes ?

Excellente question à laquelle nous sommes ravis de répondre crânement : non ! En tant que photographe je me sacrifie et mange ledit plat, souvent tiède, voire froid. Mais non, on ne triche pas. Le seul « trucage » serait quand je rajoute un peu d’eau sur les feuillages avec un aérosol d’eau ou un compte-goutte. L’huile au pinceau et la laque non comestible très peu pour nous.

Écrevisses © Renards Gourmets

Prêtez-vous attention aux produits que vous cuisinez et à leurs origines au-delà de leur apparence ? Le goût et l’éthique priment-ils autant lorsqu’il est question d’image ?

Bien sûr ! C’est essentiel pour non, fondateur même. Nous ne cuisinons que de saison. Nous prêtons aussi grande attention au mode de production de ces produits, à l’éthique de ceux qui les font pousser. Cela nous inspire et c’est les valeurs que nous portons et souhaitons partager. Il est hors de question d’utiliser, de promouvoir ou de faire des photos pour des marques que nous ne respectons pas. De la même façon, nous travaillons souvent avec des légumes ou fruits qui ont des défauts. Nous les aimons vrais, pas d’une forme normée ou d’une brillance non naturelle. La perfection très peu pour nous, elle n’a rien à voir avec la nature et encore moins la nature des choses.

« La perfection n’a rien à voir avec la nature, et encore moins la nature des choses ».

Toutes les saisons sont-elles photogéniques culinairement parlant ?

Pour nous, les saisons sont liées à des périodes ou des territoires. Le printemps nous fait voyager dans la Renaissance italienne ou dans le sud de la France, vers le Col de Tende. L’été ouvre les portes de l’Orient. En automne nous sommes en Sologne, dans les Langhe ou dans la Maremme. L’hiver est associé aux festivités de Noël et à certaines traditions chrétiennes comme le carnaval ou le carême, qui est très inspirant contrairement à ce qu’on pourrait croire. De fait, notre inspiration est renouvelée tous les trois mois, nous rêvons rapidement de notre prochain voyage et nous sommes impatients de retrouver les produits qui s’y trouvent. Les couleurs vont avec les inspirations : dominance de vert au printemps, d’or et de rouge en été, de roux en automne et du blanc de la neige et du pourpre du foyer en hiver. Contrairement à ce que certains pensent, les saisons sont aussi riches les unes que les autres en matière de produits. Le renouvellement est permanent, il faut seulement renoncer à l’envie de manger la même chose toute l’année, s’offrir le plaisir des découvertes et des retrouvailles après le manque. Vivement l’arrivée des premiers petits pois, asperges et févettes.

« Les saisons sont aussi riches les unes que les autres (…), le renouvellement est permanent, il faut seulement renoncer à l’envie de manger la même chose toute l’année ».

L’Ode au printemps © Renards Gourmets

 

Prêtez-vous une attention particulière au gaspillage ? Comment sublimer une partie de l’ingrédient en image tout en le valorisant dans son entièreté ?

Il existait autrefois un principe qui n’avait pas tant besoin d’être enseigné tant il était évident, c’était l’art d’être ménager, savoir tirer le meilleur profit de ce que l’on chasse, pêche, cueille, élève ou achète. Obtenir tout le suc d’un aliment demande du temps et de l’organisation, mais permet de faire des économies conséquentes et de ne rien gaspiller. Quand nous achetons une volaille, nous l’achetons entière, de la tête jusqu’aux ergots. Après quelques coups de couteau ici et là on obtient beaucoup de morceaux et tous peuvent être cuisinés. Le vieux proverbe qui nous rappelle que tout est bon dans le cochon devrait s’appliquer à l’ensemble du monde animal. Il est ridicule d’acheter un animal au poids et de laisser plus de la moitié de cette masse dans une poubelle. Nous tirons parfois jusqu’à dix repas pour deux sur une petite volaille. La portion quotidienne de viande est réduite, ce qui n’est pas un mal pour les multiples raisons qu’il serait inutile de rappeler. Toutes les parures qui permettent d’obtenir un morceau présentable en photo sont elles aussi utilisées. Farces, pâtés, sauces. Quand on cuisine tout ou presque, on trouve vite le bon usage de chaque morceau. Le principe de la cucina povera italienne n’est pas différent. La cuisine italienne ne se limite pas à la burrata ! Jusqu’aux années 80 dans certaines régions on mangeait les tripes bien lavées des poulets et des canards. À Florence on se régale encore des parties les moins nobles du système digestif des vaches et on mange les cous et les têtes de poulets. Les Chinois font la même chose et s’en portent très bien. L’écologie passe par la consommation des abats, il faut combattre les idées reçues, nous cuisinons souvent des choses indicibles pour nos amis et ils se régalent toujours.

Timbale de macaroni à la financière aux béatilles de coq de ferme et aux ris de veau, sauce suprême © Renards Gourmets

Existe-t-il des difficultés inattendues en photographie culinaire ?

Nous rencontrons peu de mauvaises surprises au dernier moment, en général quand un plat est beau dans la cuisine, il reste beau en photo. Certaines consistances peuvent changer en refroidissant au même titre que des produits très frais peuvent vite avoir l’air blets au contact de la chaleur. On essaye de surveiller ces changements pendant la prise de vue et surtout d’avoir une réflexion sur le montage des ingrédients avant celle-ci. Si on sait que quelque chose risque de mal réagir après cinq minutes dans l’assiette, on évite de l’utiliser, mais ce n’est pas non plus une contrainte. La présentation des plats est pensée en avance, ce qui permet d’écarter d’office ce qui ne fonctionnera pas d’après nos critères esthétiques.

Chartreuse de poule faisane © Renards Gourmets

Quels sont vos conseils pour une mise en scène appétissante ?

Pour nous il faut en finir avec les guides conceptuels, jeux de textures, de température, contrastes… Certains plats sont appétissants pour ce qu’ils sont, il est inutile d’ajouter des fleurs de capucine sur des tripes à la romaine ou une écume de parmesan sur un filet de chevreuil. Le monochrome peut être aussi beau que le jeu de contraste. Pour qu’un plat soit appétissant, tout doit être frais, bien cuit, briller sans excès. Filtrer les sauces pour qu’elles soient lisses, les beurrer légèrement au dernier moment, faire égoutter ce qui sera cuit dans de la matière grasse pour ne pas voir le gras perler dans l’assiette : ce sont des petits détails qui peuvent faire la différence. Quand on cuisine avec amour et avec soin, le résultat est toujours appétissant, peu importe ce qui se trouve dans l’assiette. La cohérence est quelque chose à laquelle nous sommes attachés. La nature nous donne les codes, il suffit de s’en inspirer. En termes de prise de vue, si l’on n’est pas satisfait de ce que l’on voit dans l’appareil, il faut être souple et se plier au sujet et à l’environnement : se déplacer, tourner l’assiette, se rapprocher ou au contraire s’éloigner du sujet, modifier la lumière. Mais il faut s’adapter, un maître mot dans la vie comme dans notre travail. S’adapter cela peut devenir évoluer quand c’est acquis et donc grandir et s’enrichir. Et c’est perpétuel. C’est vrai pour une photo culinaire comme pour une relation humaine.

« La nature nous donne les codes, il suffit de s’en inspirer ».

Quel est d’expérience le mets le plus photogénique ? Le plus difficile à saisir ?

Les ragoûts, les plats en sauce rustiques et gourmands du type bourguignon, blanquette de veau ou coq au vin, curry… en somme : les plats mijotés. C’est facilement appétissant, mais moins photogénique, du moins pour nous, c’est un écueil. Les plats les plus photogéniques sont les plats dont la lecture est limpide dès l’intitulé de la recette. Dès que cette compréhension est tronquée ou travestie, la photographie devient plus compliquée, car il est important de comprendre immédiatement ce dont il est question.

« L’envie est instinctive, pas intellectuelle ».

Andrajos aux asperges vertes © Renards Gourmets

La cuisine est bien souvent affaire d’émotions, avez-vous un souvenir culinaire particulièrement marquant ?

Pour nous la bonne cuisine n’est pas nécessairement celle des restaurants les plus chers mais manger ce qui est bon au bon endroit, au bon moment. J’ai le souvenir de poissons grillés pêchés derrière le Fort Saint-Jean de Marseille par des retraités maghrébins qui écoutaient Radio Algérie sur un vieux post qui grésillait et qui captait péniblement à travers la mer. C’est probablement mon meilleur souvenir de la cuisine halieutique. Il n’était pas question de vider ou d’écailler ces poissons qui n’avaient pas de nom. La cuisson était parfaite. Personne ne peut cuisiner comme ça. C’est un instant, un moment. C’est le principal ingrédient de la cuisine qui entre en jeu sous une nouvelle forme : le temps.

Instagram, Pinterest… l’image est omniprésente, avec l’émergence du #foodporn nos index glycémiques explosent. Overdose ou mise en bouche pour la reconnaissance de l’art culinaire ?

Je ne pense pas qu’il s’agisse toujours d’art culinaire… Mais bien de food porn. Soit de la consommation d’un produit, en l’occurrence une image alimentaire, sans émotion, sans réflexion. C’est une consommation bête et appliquée, une jouissance déconnectée de sa profondeur. C’est bien choisi finalement, c’est comme le porno : rien à voir avec le fait de faire l’amour. Parfois c’est bienvenu, mais la plupart du temps c’est facile et peu satisfaisant. Sans profondeur de champ…

Quelle recette pour célébrer l’arrivée du printemps ?

La vignarola romaine, le risi e bisi vénitien, la porchetta de lapereau ou le sou fassum… Rendez vous au marché ou chez un bon primeur de votre quartier. Remplissez votre panier de tout ce qui est vert : asperges, fèves, petits pois, artichauts poivrade, ail des ours… Faites cuire le tout avec du beurre salé, de l’huile d’olive et une cuillère à soupe d’eau. Dès que les ingrédients sont « tombés », dégustez-les. La cuisine que nous ne photographions pas, c’est celle-ci, une cuisine instantanée. Les produits des saisons ne se rencontrent pas par hasard, ils s’épousent à merveille sans qu’il soit nécessaire de trop intervenir. Alain Passard comprend ça depuis plus de vingt ans ! Et les anciens encore bien longtemps avant lui. Nous avons compilé ces recettes ici, notre ode gourmande au printemps.

« Les produits des saisons ne se rencontrent pas par hasard, ils s’épousent à merveille sans qu’il soit nécessaire de trop intervenir ».

Tarte aux figues © Renards Gourmets

Belles lettres et bonne chère peuvent aller de pair. Quels sont les ouvrages que les Renards Gourmets aiment à dévorer ?

C’est évident, nous aimons les livres de cuisine, pas nécessairement ceux de recettes, mais plutôt contextuels, du genre « Que mangeaient les Parisiens pendant la Révolution ». Les habitudes de table nous intéressent souvent plus que les recettes. Le problème des livres de recettes c’est qu’ils sont souvent édités par des personnes qui ne cuisinent pas et qui pensent que personne n’est en mesure de suivre une véritable recette à la lettre. C’est faux, beaucoup de gens savent cuisiner correctement. Quoi de plus frustrant que d’obtenir un résultat différent de la photo qui accompagne les instructions ? Quand on épluche un nouveau livre, on se rend très vite compte que les indications ne correspondent pas. La supercherie est parfois telle que certains ingrédients sur la photo ne figurent même pas dans la liste. Ces livres sont destinés à faire rêver, mais pas à cuisiner. Nous aimons lire tous les deux, pièces, romans, poésie, l’invitation à l’imagination et au voyage est aussi une source d’inspiration permanente. Quand on lit Boccaccio, on rêve de grives dans un linceul de lard ou d’une farandole d’asperges, pas d’un double cheese. Il faut essayer de cultiver son imagination au quotidien, le monde se porterait mieux. Tous les médiums artistiques sont là pour ça. On couple assez souvent la musique que l’on écoute avec la nourriture que l’on cuisine. Une fois par an, quand il est question du lièvre à la royale dont la préparation peut durer des heures, impossible de ne pas écouter le Ballet royal de la Nuit. Immédiatement les casseroles en inox disparaissent au profit d’une cathédrale de jambons et de fromages suspendus.

Châtaignes © Renards Gourmets

Quelle est votre définition de l’Art de vivre ?

L’instant présent. Mais c’est une pensée en réalité pas si évidente à maintenir. Nous croyons profondément que l’art de vivre c’est l’art de vivre le moment que l’on vit à l’instant dit. Et puis pour être moins consensuels, l’art de vivre c’est la capacité à comprendre que la beauté est une célébration de la nature et du monde dans lequel nous vivons. Vivre dans l’amour de la beauté c’est vivre dans le paradis terrestre auquel nous appartenons. L’erreur est de croire que la beauté ou le paradis sont exempts de laideur ou de souffrance. C’est la transcendance qui change tout… et la résilience.

Quels sont vos projets ?

Nous travaillons comme auteurs pour de nombreux sites web et des magazines papier (Gueuleton, Dînette Magazine, 196 Flavors, Les Hardis) ces parutions sont régulières donc nous avons toujours du travail. En parallèle, nous alimentons notre site avec des recettes de saison et sommes impatients de nous mettre à l’œuvre pour enrichir notre sélection printanière. Nous travaillons aussi sur un livre, c’est un travail assez conséquent qui nous a demandé beaucoup de temps et de recherches, nous sommes à la recherche d’un éditeur courageux. Nous savons que ce projet trouvera ses lecteurs, mais il est ambitieux. Qui plus est, pour une fois, les recettes correspondent aux photos ! Mais nous avons bien sûr des milliers d’idées d’ouvrages, d’articles, de projets photographiques en réserve. Mais vivre, c’est notre plus grand projet. Et rire !

Pourriez-vous partager avec nous vos adresses locales ou web éthiques et esthétiques préférées ?

Comme tous les Parisiens d’adoption qui aiment manger et trouver de bons produits, certaines adresses reviennent souvent comme Terroirs d’Avenir (agriculture paysanne et pêche durable) pour sa sélection de légumes frais, mais les épiceries de quartier de qualité ne manquent pas. Notre favorite est proche de chez nous : Saveurs et Vous (9 rue Keller 75011 Paris), les légumes sont délicieux, frais, bien sélectionnés par Nehmat et Sarah tous simplement passionnés et vrais. Nous achetons aussi beaucoup sur internet. Culinaries par exemple ou Picardie Venaison pour une partie du gibier que nous consommons. Il nous arrive assez régulièrement de traverser la ville pour un fromage spécifique ou une qualité de farine. Nous travaillons également pour un site web qui compile des recettes du monde entier alors parfois il nous arrive d’aller dans des quartiers bien spécifiques pour trouver des têtes de poisson fermentées, des feuilles géantes de bananier, ce genre de choses. La quête du bon produit est assez frustrante, car plus on éduque son palais, plus on essaye d’être rigoureux sur sa consommation, plus il devient difficile d’être satisfait. Il faut néanmoins saluer de très belles initiatives comme la poissonnerie Ebisu dont le poisson est toujours frais et convenablement pêché. Nous aimons aussi le vin naturel et passons régulièrement par le site Vins Étonnants qui propose une très belle sélection. Les poivres et épices de chez Roellinger ou les produits japonais de chez Nishikidori. Enfin, il reste la cueillette urbaine ou périurbaine et surtout les cadeaux. On nous offre souvent de très beaux produits qui viennent de partout en France et d’Italie, c’est parfois indispensable, car certaines choses ne se trouvent pas dans les commerces.

Le mot de la faim ?

Vivez et mangez en pleine conscience, exprimez-vous en étant à l’aise, n’imitez pas, mais inspirez-vous. N’attendez pas les moments, créez-les. Connaissez vos goûts et trouvez la manière de les satisfaire. Vous aimez manger des pâtes ? Apprenez à les faire, profitez de ces instants seul ou ensemble. Oubliez les compensations, la pâtisserie et la rôtisserie impliquent le beurre, profitez-en et mangez léger le lendemain. Sentez, mordez, buvez, voyagez au moins dans votre esprit. La vie est souvent ce qu’on en fait et la fatalité se combat. En tout cas parfois, alors autant essayer.

 

Ce témoignage a été recueilli en complément de l’article en 4 volets dédié à la gastronomie durable et engagée à retrouver sur ce journal.

Merci à Esther Ghezzo et à Morgan Malka pour leur temps, leurs mots savoureux partagés dans ce riche témoignage. Les superbes images composées par Esther et les recettes savoureuses réalisées par Morgan sont à découvrir sur leur site aux côtés de leurs multiples créations visuelles, gastronomiques et éditoriales. Les Renards Gourmets vous invitent également à découvrir leur univers sur Instagram.

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